« Tous les commerçants sont des voleurs », selon Poutine

commerçants voleurs Poutine @filfrancoruss« Tous les commerçants sont des voleurs », c’est la conception du marché assénée froidement par Vladimir Poutine dans une interview vidéo publiée par l’agence Tass le 12 mars dernier. Il était interrogé sur la place du commerce de détail dans l’économie russe. Et le président russe d’égrener sa vision du commerce : « Le commerce c’est toujours acheter moins cher, vendre plus cher. Ce sont des voleurs par nature, nous (les Russes) en sommes tous convaincus. Nous avons tous été un jour victimes de vol par des commerçants, moi comme tout le monde ».

Pour comprendre ce jugement péremptoire il faut remonter à la jeunesse de Poutine dans l’URSS des années 60 et 70. A l’école et surtout à la fac de droit, il avait suivi les cours de « l’économie marxiste-léniniste », une discipline idéologique obligatoire pour obtenir son diplôme. La doctrine économique soviétique limitait la création de la valeur à la production des biens matériels. La distribution de ces biens aux consommateurs ne créait pas de valeur ajoutée selon la doctrine, par conséquent elle ne pouvait pas générer de gains. Son coût devait être couvert par un abattement sur la valeur du bien accordé par le producteur au détaillant. Son taux était fixé par des arrêtés gouvernementaux, en général entre 7% et 12% du prix au détail. Le commerçant qui pratiquait des prix de vente avec une marge supérieure à la valeur autorisée, était passible de lourdes peines de prison.

Formaté dans cette vision soviéto-marxiste de la distribution, Poutine n’a jamais eu l’occasion de la remettre en question. Quand il intervient à la demande de la population qui se plaint des prix inabordables dans les magasins alimentaires, il demande toujours au détaillant : « combien avez-vous payé ce produit ? » Malheur à celui qui avouerait une marge commerciale jugée trop élevée par le président russe. Comme Yuri Kobaladze, DG du groupe X5 Retail qui admettait une marge commerciale de 100% sur les escalopes de porc lors de la visite présidentielle dans un supermarché du groupe en 2009 à Moscou. M. Kobaladze a sauvé sa tête grâce à son CV : ancien du KGB, il avait servi aux côtés de Poutine par le passé. L’ex-collègue a seulement été sommé de réduire ses prix au détail sous 24 heures. Une anecdote qui rappelle l’utilité pour les entreprises de nommer des anciens du KGB à des postes de représentation institutionnelle.

Cette image des commerçants « voleurs » pratiquant des marges non justifiées par leur apport matériel, n’est pas étrangère à la grande tolérance de Poutine envers ses administrations dont les membres rackettent des commerçants au quotidien : fisc, douanes, pompiers, services d’hygiène etc. Les agents réclament à chaque commerçant des versements conséquents en liquide pour éviter le désagrément d’une procédure de contrôle par l’administration correspondante qui coûterait beaucoup plus cher à l’entreprise. Dans la tête du dirigeant russe, ces myriades de fonctionnaires corrompus contribuent peut-être à rétablir l’équité en taxant les profits qu’il estime injustifiés.

Imprécise à souhait, la notion de « profit injustifié » dans le commerce est parfois utilisée dans des procès contre les opposants, notamment contre Alexei Navalny et son frère Oleg en 2012. La justice russe leur reprochait d’avoir prélevé la marge dans un contrat de distribution des produits Yves Rocher à travers Glavpodpiska, une entreprise commune des deux frères.  Les accusés expliquaient qu’il s’agissait de la marge commerciale habituelle réalisée dans le cadre d’un contrat signé dans des conditions transparentes avec l’entreprise française. La filiale russe d’Yves Rocher avait apporté son témoignage confirmant la réalité de la prestation et l’absence de préjudice. En vain, les frères Navalny ont été condamnés à des peines de prison (avec sursis pour Alexei mais prison ferme pour Oleg) pour avoir réalisé « des profits injustifiés », du point de vue de la justice russe. Ceux qui rédigeaient l’accusation, savaient que cette formule, pourtant vide de sens du point de vue économique, allait convaincre Poutine du bien-fondé des poursuites envers l’opposant.

De manière générale, cette vision de « commerçants voleurs » contribue à la défiance de Poutine envers les entrepreneurs privés qui exercent dans la distribution, et sa préférence pour les grandes entreprises publiques qui devraient satisfaire tous les besoins du peuple comme dans son enfance. Pour les entrepreneurs russes cela promet des lendemains qui déchantent.

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