Ce texte pourrait être le dernier que les expats français en Russie liront sur le réseau professionnel Linkedin. Roskomnadzor, l’agence fédérale russe chargée des missions de censure dans l’espace public a décidé d’interdire l’accès à Linkedin sur l’ensemble du territoire national. La raison ? L’entreprise californienne ne se soumet pas aux injonctions du censeur et refuse d’espionner les internautes russes.
L’agence fédérale a sollicité le tribunal de l’arrondissement Tagansky à Moscou pour faire reconnaitre les « agissements illégaux » de Linkedin en Russie. Obéissant, le tribunal l’a déclaré interdit sur le territoire national dans un jugement rendu le 4 août 2016. Linkedin n’était pas représenté à l’audience, l’entreprise californienne n’a pas de filiale en Russie. Apprenant le jugement par la presse, Linkedin a fait appel. Mais le 10 novembre 2016 le tribunal de Moscou a confirmé en appel l’interdiction de Linkedin en Russie. Le bannissement devrait être mise en œuvre avant la fin du mois de novembre 2016, tous les fournisseurs d’accès internet locaux seront obligés de bloquer l’accès au réseau professionnel mondial, de la même manière qu’ils bloquent l’accès aux sites djihadistes.
A l’origine de ce jugement inédit, une loi russe entrée en vigueur en septembre 2015 et qui stipule que tous les organismes et associations dans le monde entier qui ont affaire avec les citoyens russes, doivent déménager leurs serveurs informatiques en Russie. « Pour protéger les données personnelles des citoyens russes », selon le législateur. Les filiales russes des grands distributeurs internationaux se sont empressées à créer des centres de traitement localisés, ce qui a provoqué un boom sur le marché des data center. Le panier de la ménagère russe chez Auchan est maintenant bien gardé. Mais pourquoi forcer les réseaux sociaux à déménager leurs serveurs ?
Le FSB, la police politique russe a déjà « branché » l’ensemble des fournisseurs d’accès internet et des opérateurs de téléphonie mobile avec des dérivations vers un système d’écoutes tentaculaire baptisé SORM. Le FSB surveille les discussions des opposants sur les réseaux et cherche à connaitre les identités des internautes qui se cachent derrière des pseudonymes. Les réseaux sociaux russes coopèrent sans rechigner. Ont-ils le choix ? VKontakte, leader en Russie avec ses 55 millions de visites par mois, transmet au FSB toutes les informations provenant des profils et qui peuvent permettre l’identification : numéro de téléphone, photos personnelles, échanges de messages privés etc. Cela a permis à la police politique d’ouvrir la chasse aux opposants en 2016.
Maxim Kormelitsky a été condamné à 15 mois de prison ferme pour un trait d’humour sur les intégristes orthodoxes publié sur sa page VKontakte
Plusieurs internautes ont payé de leur liberté pour quelques propos imprudents. Maxim Kormelitsky, un habitant de la ville de Berdsk a été condamné à 15 mois de prison ferme en mai 2016 pour avoir ironisé sur les pratiques des intégristes orthodoxes sur sa page VKontakte. Le même mois Andrei Bubeev, un habitant de Tver a été condamné à deux ans de prison ferme pour avoir reposté un article intitulé « La Crimée c’est l’Ukraine », un sujet interdit en Russie. Vladimir Louzine, un habitant de Perm a été condamné par un tribunal local en juillet 2016 pour avoir rappelé sur sa page que l’URSS de Staline avait attaqué la Pologne aux côtés de l’Allemagne nazie suite au pacte secret Molotov-Ribbentrop en 1939. Tu as une mémoire bien trop longue, camarade ! Le FSB ex-KGB a retrouvé sa vocation originelle, celle de la police politique de feu l’URSS mais avec les moyens techniques du 21ème siècle.
Pavel Dourov, le fondateur de VKontakte et de Telegram est désormais à l’abri des représailles du FSB
VKontakte n’a pas toujours été le champion de la délation politique. Pavel Dourov, jeune entrepreneur de génie et fondateur de ce réseau social a longtemps résisté aux pressions. Lors de la campagne électorale des législatives et présidentielles de 2011 le FSB a exigé de connaitre les identités des personnes qui soutenaient les candidats de l’opposition sur VKontakte. Refus de Dourov qui s’identifie davantage à Mark Zuckerberg qu’à un supplétif de la police politique. Deux ans plus tard le FSB est revenu à la charge le menaçant de prison si VKontakte refusait de livrer les identités les opposants. Rompu aux mœurs de son pays, Pavel Dourov avait rapidement cédé ses parts dans l’entreprise et s’était exilé en Europe.
Vous utilisez Telegram ? Remerciez le FSB !
Marqué par ces persécutions, Pavel Dourov a décidé d’investir dans la création d’un service de messagerie cryptée qui serait inaccessible au FSB. On ne présente plus le fruit de ce développement baptisé Telegram. C’est un succès mondial avec 12 milliards de messages échangés par jour en 2015. Telegram est utilisé par de nombreux hommes politiques français qui souhaitent garder leur correspondance à l’abri. François Fillon, Arnaud Montebourg, Emmanuel Macron en sont de fervents utilisateurs, sur la foi d’une enquête de l’Express.
Face aux exigences de la censure, Mark Zuckerberg a renoncé à installer une filiale de Facebook en Russie
Si les réseaux sociaux russes ont la délation facile, les réseaux occidentaux rechignent à dénoncer les opposants. Facebook accepte de bloquer l’accès à certaines pages à la demande de l’administration russe et seulement pour les internautes qui se connectent à partir de la Russie. La coopération s’arrête là, le géant des réseaux sociaux refuse de livrer les identités des internautes russes au FSB. La police politique russe n’a aucun moyen de pression sur Facebook, Linkedin ou Twitter qui n’ont pas de filiale en Russie. Mark Zuckerberg envisageait bien d’en ouvrir une à Moscou, ses envoyés y sont allés à plusieurs reprises pour négocier avec les responsables de Roskomnadzor. La dernière discussion a eu lieu fin août 2015. Quelques jours avant leur visite cette même agence de censure réussissait la performance d’interdire Wikipedia sur l’ensemble du territoire russe, pour une phrase qui a déplu. La peine a été levée plus tard mais c’était l’interdiction de trop. Facebook a annoncé qu’il ne comptait plus ouvrir une filiale ni déménager ses serveurs en Russie, et pourquoi ne pas les installer au sous-sol du FSB directement ? Fin des discussions. Linkedin et Twitter se sont alignés sur la même position : pas de serveurs « branchés » en Russie.
Les internautes russes contournent l’interdiction
L’agence de censure a été prise au dépourvu. Elle avait demandé aux réseaux sociaux occidentaux de lui livrer les noms des supposés opposants, quelque chose que tous les réseaux russes font bien volontiers, mais ils ont refusé. Très bien, alors déménagez vos serveurs en Russie et vous n’aurez pas à vous salir les mains, le FSB prendra ce qu’il voudra sans rien dire à personne. Un nouveau refus. Mais à quoi jouent ces amerikantsy ? La censure passe à la solution qui la démangeait depuis longtemps : l’interdiction.
En bannissant Linkedin l’agence de censure n’en est pas à son coup d’essai. Anton Nossik, un expert de l’Internet russe l’affirme :
« Roskomnadzor avait déjà interdit près de 70 000 sites internet en Russie. »
Tous les interdits ne sont pas l’œuvre de l’opposition. Nombre de sites ont été bannis pour violation des droits d’auteur avec des copies pirates de films et de la musique.
« L’accès à cette ressource a été bloqué en vertu de la loi sur l’information », le message que les internautes russes voient à la place de 70 000 sites interdits par la censure et bientôt à la place de Linkedin
Les internautes ont développé une palette de moyens pour contourner ces interdits. Grani.ru, un journal en ligne publié par l’opposition a été interdit par Roskomnadzor depuis 2014 tous comme plusieurs autres publications de l’opposition, Kasparov.ru, Ej.ru etc. Grani.ru utilise la technique de « sites miroir » montée au départ avec l’aide des Reporters Sans Frontières. Vassily (un pseudonyme), un journaliste à la rédaction qui réside toujours à Moscou, l’explique :
« Notre serveur principal existe toujours et c’est là que nous publions. Mais il est inaccessible depuis la Russie, tapez grani.ru et vous verrez apparaitre le message « L’accès à cette ressource a été bloqué en vertu de la loi sur l’information ». Chaque semaine notre webmaster crée une nouvelle adresse et place une redirection appelée « miroir ». Cette semaine notre site est accessible en Russie à l’adresse http://mirror715.graniru.info/ , le nombre correspond bien au nombre d’adresses bannies auparavant. Nous communiquons cette nouvelle adresse sur les réseaux sociaux, nos lecteurs y sont automatiquement redirigés. Quelques jours plus tard le censeur du Roskomnadzor retrouve la nouvelle adresse et l’ajoute à la liste des interdits. Et on recommence tout. »
Grani.ru recommande aussi des services « anonymizer » et des serveurs « VPN » qui permettent de lire le journal interdit en utilisant des passerelles à l’étranger. Des démarches efficaces mais fastidieuses. Il n’est pas sûr que la direction de Linkedin se donne autant de peine.
L’attaque contre Linkedin vise aussi Facebook et Twitter en Russie
Pourquoi la censure s’attaque à Linkedin qui totalise en Russie 3 millions de visites par mois, et pas à Facebook qui en compte 23 millions ? Elena Troussova, une juriste à l’antenne locale du cabinet Goltsblat BLP a livré sa version à la presse :
« Linkedin est utilisé par des professionnels, ce sont des gens calmes qui ne vont pas trop faire l’esclandre ni provoquer un buzz important. Ç’aurait été différent avec un réseau social sans vocation professionnelle, fréquentée par des adolescents avec leur maximalisme de la jeunesse et dont les réactions peuvent s’avérer imprévisibles. »
L’agence de censure Roskomnadzor a peut-être choisi de punir Linkedin pour l’exemple. C’est un message envoyé au visage des géants d’Internet : demain ce sera le tour de Facebook et des autres. Collaborez avec la police politique russe, sinon disparaissez. Comme un parfum de déjà-vu.
Mark Zuckerberg et Facebook sont les rois de la censure et du fichage des citoyens, mais à leur propre compte et pour servir leurs propres intérêts… Si Pavel Dourov s’y identifie, soit il est aveugle et sourd soit il cache quelque chose!